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Prologue - Arrivée - Cusco - Machu Picchu - Lac Titicaca - La Paz, Sucre - Potosí et ses mines - Salar d'Uyuni - Lima - Epilogue

Samedi 28/07 : Retrouvailles avec le Monstre

Vers dix heures du matin je sors de l'hôtel et finis par trouver un taxi quelques dizaines de mètres plus haut. J'ai l'impression d'être chargé comme une mule avec mon grand sac à dos qui a pris quelques kilos durant le voyage. Le chauffeur de taxi me demande si je veux aller à l'aéroport en passant par l'autopista ou en traversant toute la ville. Comme je suis largement en avance, je choisis le chemin plus "touristique". Le taxi se faufile entre les autres véhicules, et commence à monter en direction d'El Alto. Conduire dans le centre-ville de La Paz relève plus du sport que de la détente, il faut savoir s'imposer aux autres, à l'aide du klaxon et d'adroits coups de volant.

Mon chauffeur de taxi s'appelle Nicolas. Je ne peux m'empêcher de lui poser les questions bateau du genre, "vous avez des enfants ?" Bien-sûr qu'il en a, et même six, quatre garçons et deux filles. Ce sont déjà là de grands enfants, et trois de ses fils ont immigré à l'étranger pour des raisons économiques. L'un est au Pérou, l'autre en Argentine, et le dernier au Chili. Quant-au quatrième, il vit toujours à La Paz avec le reste de la famille. Il m'apprend que le salaire moyen en Bolivie est d'environ trois cent bolivianos, soit environ trois cent soixante francs. Je ne sais s'il dit vrai, je m'imaginais qu'il était plus élevé et approchait plutôt les cinq cent bolivianos. Quoiqu'il en soit, c'est extrêmement faible, ce qui place d'ailleurs la Bolivie comme le pays le plus pauvre d'Amérique du Sud, et le troisième plus pauvre d'Amérique latine, après Haïti et le Nicaragua. Pour être taxi "officiel", il faut paraît-il payer la somme de mille six cent dollars, l'équivalent de trente-cinq salaires moyens à trois cent bolivianos, et en prenant un dollar égal à huit francs. Quand on connaît le nombre élevé des taxis à La Paz, on réalise tout de suite qu'une bonne partie de ceux-ci sont informels. Ceux que l'on hèle dans la rue ne sont en général pas officiels, par opposition aux agréés que l'on contacte par téléphone auprès d'une centrale de taxis. La Paz compte également un nombre important de taxis colectivos, des petites camionnettes qui effectuent des parcours déterminés en prenant plusieurs passagers pour un prix très bon marché, et ceux-ci peuvent descendre quand ils le désirent.

La grande nouvelle de la journée en Bolivie, c'était la démission du Président de la République Hugo Banzer. On apprenait partout dans la presse que le vieux Banzer, malade d'un cancer et soigné aux Etats-Unis, décidait finalement de se retirer et de céder sa place à son Vice-Président, Jorge Quiroga. C'est toujours avec peine que j'apprends le retrait définitif de la scène politique d'un "grand démocrate"... Il s'agit en fait là plutôt d'un grand démoniaque puisque ce général a exercé une carrière de dictateur en Bolivie de 1971 à 1978. Alors colonel, il est arrivé au pouvoir par un putsch et fut contraint en 1978 d'organiser des élections libres, notamment grâce aux pressions de Jimmy Carter, Président américain de l'époque. Ce dernier avait en effet pris la décision salutaire d'arrêter tous les financements étasuniens en direction des pays du Tiers-Monde ne respectant pas les droits de l'homme. On peut alors se demander ce que Hugo Banzer, aujourd'hui soixante-quinze ans, fait à la tête de l'Etat au début du XXIème siècle. Il a réussi le tour de force de se faire élire démocratiquement en 1997, avec seulement 20,3 % des votes, grâce à la formation d'une coalition hétéroclite. Cela me fait penser quelque peu à la situation péruvienne lors des élections présidentielles de cette année. Alán García Pérez, Président du Pérou de 1985 à 1990 a eu en effet le culot de se représenter cette année à la présidence. Du culot il en fallait, parce qu'il est responsable -en grande partie- de la situation politique et économique catastrophique qu'à connue le Pérou durant sa période de gouvernement, lorsque l'inflation annuelle atteignait quatre voire cinq chiffres, et que le terrorisme du Sentier Lumineux mettait le pays à feu et à sang, capitale comprise. Tous les Péruviens se souviennent de cette période comme l'une des plus sombres de toute l'histoire du pays. Le Président s'est enfui la queue entre les jambes au terme de son mandat, notamment pour faire oublier les soupçons de corruption qui pesaient sur lui. Il a passé l'intervalle de temps entre la Colombie et la France. Mais heureusement la réélection d'Alan García n'a pas eu lieu -bien qu'il soit arrivé au second tour-, le parallèle avec la Bolivie et Banzer s'arrête donc là.

Revenons à mon taxi, j'aborde donc avec lui la nouvelle de la démission de Banzer qui fait aujourd'hui les gros titres des journaux. Quand je lui demande son avis sur la question, et son opinion sur le Général Banzer, il me répond à peu près ceci : "Señor, es que no me gustan mucho los políticos." Il n'aime pas beaucoup les hommes politiques... Tiens donc, il a bien raison ! La Bolivie n'est certainement pas vernie de ce côté là, mais nous n'avons pas de quoi fanfaronner avec notre zoo à nous.

Nicolas gagne par journée de travail avec son taxi entre cent et cent cinquante bolivianos par jour, environ entre cent vingt et cent quatre-vingts francs par jour. Il prend en général bien plus de Boliviens que de touristes, mais le plus intéressant pour lui est sans doute encore de faire des aller-retours La Paz centre - aéroport, car la course coûte quarante bolivianos.

Sur notre route, j'entrevois assis sur un trottoir trois cireurs de chaussures vêtus d'une cagoule noire. A côté de chacun d'eux, traîne un grand flacon de verre rempli d'une sorte de liquide jaunâtre. Je demande à mon taxi qui sont ces gens, et pourquoi portent-ils un passe-montagne, mais il semble ignorer volontairement ma question. Je connais le phénomène des enfants des rues qui respirent en continu les vapeurs de colle dans des bouteilles similaires à celles-là, pour mieux supporter la faim, le froid, pour halluciner et oublier leur condition abominable. Mais ceux que je voyais là étaient encagoulés, et de plus ces trois cireurs de chaussures ne m'avaient pas l'air très jeunes, ils avaient plus le gabarit d'un adulte que celui d'un niño de la calle. Le taxi continue sa route vers l'aéroport, je n'aurai pas le temps d'en savoir plus [J'ai fait une recherche sur le Net et il s'avère que ce sont bien des enfants des rues, qui portent d'ailleurs leur cagoule en permanence. Et ce n'est pas mon taxi qui va pouvoir me renseigner, je sens comme un gêne, une honte, il cherche à cacher une réalité sans doute bien triste. Il ne me dira pas ce que je voudrais entendre, il doit le savoir mais il fait l'autruche, il se voile la face, il veut oublier qu'une grande partie de la Bolivie vit dans la misère et le dénuement. Il est fier de son pays et veut offrir à l'étranger une vision de la Bolivie qu'il estime être plus proche de ce que le pays devrait être. Je le comprends, nous faisons tous cela, nous avons tous ce réflexe de travestir la réalité pour la rendre plus belle aux yeux de celui qui ne la connaît pas encore.

Le vol La Paz-Lima est sans encombres, j'arrive à l'aéroport de la capitale péruvienne en début d'après-midi, après un trajet d'environ une heure et demi. Je pensais déjà retrouver à l'extérieur de l'aéroport toute une foule de taxis qui se proposeraient de me conduire n'importe où, comme lors de mon premier atterrissage à Lima. Mais cette fois-ci, changement, j'allais accepter, comme le Polonais ! Je n'ai pas eu besoin de sortir de l'aéroport pour trouver mon bonheur, le touriste qui vient d'arriver, chargé comme un baudet et l'air perdu est rapidement reconnaissable, et cela me permet de trouver dès mon arrivée dans le hall un taxi prêt à me conduire au centre-ville de Lima. Son prix est d'abord de quinze dollars, mais je réussis à descendre à dix sans aucune discussion. Ce tarif peut sembler élevé, mais il inclut la taxe d'entrée dans l'aéroport que les taxis doivent payer de leur poche (je ne connais pas son montant).

Mon deuxième taxi du jour s'appelle Thomas. Il a deux petits enfants, une fille de deux ans et un garçon de quatre ans, ce dernier allant à la maternelle. La bonne trentaine, Thomas a l'air d'un père de famille responsable et comblé, mais ne peut s'empêcher de garder toujours cet air soucieux sur le visage, sans doute en raison de l'âpreté du quotidien en étroite corrélation avec la mauvaise situation économique actuelle. Le Pérou, pays "en voie de développement" n'en finit pas de chercher cette voie qui pourrait le conduire enfin à faire sortir de la pauvreté de vastes secteurs de la population. Cette dénomination "en développement" est d'une ironie douloureuse, puisque vingt ans auparavant, le Pérou comptait moins de pauvres que maintenant, et son PIB par tête d'habitant était supérieur à celui d'aujourd'hui. On pourrait donc dire que dans l'intervalle de temps 1985-2000 le pays s'est dé-développé, et aujourd'hui, il recherche les moyens de se remettre sur "la voie du développement". Les causes de ce retour en arrière et de cette paupérisation croissante sont multiples et le Pérou n'est de loin pas le seul pays au monde dans ce cas, d'autres l'ont suivi dans cette voie, en Amérique latine et en Afrique, et même en Europe pour certains pays de l'ancien bloc soviétique. Dans le cas péruvien, un tragique amalgame de gouvernements corrompus, d'une guérilla violente, et d'institutions internationales incompétentes a fortement contribué à la situation présente.

Ma première expérience avec Lima, la ville à proprement parler, ayant été quasi nulle en raison de sa trop courte durée, j'espérais que ma seconde tentative serait plus fructueuse, et qu'elle me permettrait enfin de dire "j'étais à Lima."

Mais mon second contact avec ce "monstre urbain" tentaculaire et anarchique qui rassemble près de huit millions d'habitants, soit environ le tiers des Péruviens, ne s'apparente pas instantanément au coup de foudre, loin de là. Cette fois-ci, il fait jour, mais les quartiers que nous sillonnons en voiture sont plutôt laids. Les maisons semblent toutes être en voie de construction, le deuxième étage n'est jamais terminé, signe de temps difficiles. Ce ne sont pas là des bidonvilles, des "barriadas" ou des "pueblos jovenes" comme on les appelle ici, mais il s'agit plutôt de quartiers populaires destinés aux revenus modestes. La pauvreté gagne petit à petit l'espace liménien, elle s'étend sans cesse plus loin, sans aucune limite ni barrière que celle de la prospérité économique -pour l'instant absente-. Ma professeur d'espagnol m'avait parlé à Strasbourg, du déclassement social au fil des ans des différents quartiers. Une zone résidentielle jadis sûre, propre, au voisinage relativement aisé va peu à peu se transformer en quelques années en un espace urbain aux caractéristiques différentes, moins sûr, plus sale, revenus plus modestes. Ceux qui le peuvent encore, qui en ont les ressources financières suffisantes, vont devoir changer de lieu de résidence s'ils tiennent à conserver intact leur style de vie. Mais il faudra payer plus cher cette fois, pour l'équivalent de ce que l'on possédait avant en terme d'espace.

Cette vision à la fois désolante, attristante, dérangeante, et intéressante -ce qui est nouveau éveille toujours de la curiosité- de Lima ne se révèlera très logiquement n'être qu'une partie de la capitale péruvienne. Mais néanmoins une réalité étendue, trop étendue pour qu'on puisse l'ignorer et en faire abstraction, tellement étendue peut-être qu'elle finit par devenir Lima tout court. Mon taxi a pleinement conscience, comme tous d'ailleurs, de la phase de transition que vit aujourd'hui le pays, et comme beaucoup d'autres également, il exerce une seconde profession en plus de taxi, vendeur. Il n'a pas ajouté plus de détails sur son métier de vendeur, je ne lui ai donc pas posé de questions pour savoir plus de précisions.

Les hôtels à Lima sont relativement chers comparativement au reste du pays, exception faite peut-être de Cuzco, la "Mecque touristique" du Pérou. Je m'étais donc promis d'aller dans un petit hôtel pas trop cher, classé dans la catégorie "petits budgets" de mon guide, sachant que l'on peut avoir confiance en ceux qui sont référencés dans le guide et que l'infrastructure touristique péruvienne, à fortiori celle de la capitale, est plutôt de qualité. J'avais jeté mon dévolu sur le Wiracocha, entre dix et douze dollars la chambre, avec salle de bains et douche chaude, et idéalement situé juste à côté de la Plaza de Armas. Mais mon chauffeur de taxi n'avait pas l'air très "chaud" pour s'y rendre. Et pour cause, aujourd'hui, vingt-huit juillet, c'est jour de fête nationale et l'inauguration du nouveau Président de la République, Alejandro Toledo, a également lieu. Or le Palais présidentiel se trouvant sur la Plaza de Armas, la circulation devait sûrement être interdite.

Thomas me conseille d'aller à Miraflores, quartier d'affaires riche situé au sud-ouest du centre-ville, au bord de la mer. Mais je ne suis pas intéressé par séjourner au milieu des tours, et je lui demande s'il n'y a pas moyen à ce que nous accédions au centre, je lui propose même de me déposer lorsqu'il ne sera plus possible de continuer en voiture. Je suis apparemment trop naïf, car la sécurité dans le centre de Lima s'est détériorée ces dernières années, et même si en plein jour il n'y a pas de risque majeur, il est déconseillé de se promener avec vingt-cinq kilos sur le dos.

Thomas finit par me conseiller l'hôtel Kamana, également au centre-ville, mais plus éloigné de la Plaza de Armas que le Wiracocha, et "más seguro", plus sûr. Evidemment qu'il est plus sûr, il entre dans la catégorie des budgets supérieurs. Un peu résigné, je finis par accepter de reprendre le même hôtel qu'à l'aller, le Kamana. Plus sûr, mais le porte-monnaie revient plus léger après avoir réglé deux nuits à trente-sept dollars la chambre. Le coup de la carte étudiant n'a pas marché cette fois-ci, mon moral de "routard" en prend un coup ! Qu'importe, l'hôtel est agréable, et le personnel sympathique a de l'humour.

Je décerne la mention "très bien" à Thomas mon chauffeur de taxi. Il a attendu que je visite ma chambre, remplisse les formalités pour l'obtenir, et reçoive ma clé, avant de partir. Nous nous sommes fixés rendez-vous le lundi suivant, pour qu'il me reconduise à l'aéroport. N'ayant qu'un billet de vingt dollars, et lui ne pouvant me rendre dix dollars, prix de ma course, je lui laisse mon billet de vingt, en lui disant que je le paie également pour la prochaine fois. Il accepte. Certains trouveront cela naïf, et ils n'auront pas tort, rien ne me disait qu'il allait revenir me chercher puisque je l'avais déjà payé pour les deux trajets. Mais je ne m'étais pas trompé sur sa bonne foi, et sur l'image du "père de famille responsable." Deux jours après, Thomas est venu devant l'hôtel, tout en sachant qu'il n'allait plus rien recevoir de moi. Ce sont ce genre de petits détails qui vous font chaud au coeur et vous rassurent à la fois sur l'Homme. ¡ Viva el Perú !

La journée est encore loin d'être terminée, je décide donc de contacter Isabel par téléphone, en espérant une éventuelle rencontre avec elle et sa famille aujourd'hui même. Mais les services téléphoniques du Pérou semblaient aujourd'hui capricieux, "Telefonica del Perú le informa que este número está temporalmente fuera de servicio". En clair, numéro momentanément hors-service. Le "fuera de servicio" étant toujours de mise deux heures plus tard, je décide de laisser tomber pour aujourd'hui. J'en profite pour m'accorder un repos bien mérité après vingt jours riches en émotions et en découvertes, mais fatigants tout de même.

Je n'ai pas pu résister à l'envie de faire un petit tour dehors à la tombée de la nuit vers dix-huit heures, la curiosité aidant, et le creux dans le ventre faisant le reste. Après une petite ballade autour de l'hôtel, dans des rues encore animées et sûres, je m'achète quelques churros dans une boutique vendant dans la rue. Je les mange tranquillement, tout en pensant que les deux jours suivants seront aussi beaux que le reste de mon voyage. A raison...

Dimanche 29/07 : Une Famille en Or

Si hier le temps était relativement au beau fixe à Lima, avec le soleil visible, aujourd'hui semble rentré dans les normes de l'hiver liménien. Gris et très humide (pendant l'hiver, l'humidité relative est supérieure à quatre-vingt-dix pour-cent) de sorte que les vêtements que j'ai mis à sécher hier ne sont toujours pas secs. Mais comment fait la ménagère de Lima pour sécher son linge ? Question amusante mais non dénuée d'un intérêt pratique, surtout quand on ne peut se payer un sèche-linge.

Cette fois-ci, le numéro de téléphone d'Isabelle n'est plus "fuera de servicio", et je réussis enfin à la joindre. Aujourd'hui a lieu un almuerzo familial, un repas de famille, chez sa grand-mère maternelle, et elle me propose d'y participer. J'accepte évidemment avec grand plaisir, néanmoins quelque peu décontenancé par la possibilité d'être perdu au milieu de plusieurs dizaines de personnes, les oncles, les tantes, les cousins, les petits-cousins, connaissant l'importance du lien familial dans les pays latins. Mais après tout c'est ce que je recherche, être au contact de la population locale et immergé pleinement dans la langue castillane.

Isabelle est la deuxième personne que j'ai connue par Internet, avant de la voir vraiment. Quelle étrange sensation que de "connaître" quelqu'un sans l'avoir jamais vu auparavant. Les quelques moments précédant l'attente sont les plus chargés en émotions, en interrogations, en espérances et en doutes. Et finalement, nous nous retrouvons dans le hall de l'hôtel, instantanément nous nous reconnaissons. Le grand blond à la peau claire et la grande brune à la peau mate. La communication passe tout de suite très bien, normal, nous sommes jeunes et la vie ne nous a pas encore légué ce voile de méfiance et de politesse superflue qu'ont beaucoup d'adultes. Nous hélons un taxi -enfin c'est elle qui lui fait signe de la main- pour nous rendre dans la maison de sa abuelita, sa grand-mère, où doivent sans doute nous attendre les nombreux convives.

Mais en fin de compte, le "gigantesque repas familial" tient plus du déjeuner intime entre amis, et en cercle restreint. En plus d'Isabel et moi, sont présents la abuelita, qui n'est autre que la mère de ma professeur d'espagnol, la mère d'Isabel, Ruth, sa soeur, Bertha, belle et timide qui a quinze ans, et deux de ses oncles, Watner et Raul, la bonne quarantaine rayonnante. Très vite je me sens à l'aise, presque comme un membre à part entière de la famille tant l'ambiance est sympathique et décontractée. Et apparemment, l'humour péruvien et français sont sur la même longueur d'onde ce qui nous permet de bien rire sur plusieurs sujets. Nous parlons bien-sûr de mon voyage, de mon intérêt pour l'Amérique latine, de ma vie en France, mais aussi de sujets plus graves, comme ce qui commence à devenir un thème récurrent ici, la désastreuse situation économique actuelle -dont il y a tant à dire-. Je ne vais pas m'étaler davantage sur ce sujet, mais il est évident que tous les Péruviens en ont conscience et que cela les touche très profondément, et peut-être plus encore moralement que matériellement.

Après la démission de Fujimori en septembre 2000, la mère d'Isabel, Ruth, m'explique que le pays tout entier se trouvait dans un état de crise politique, économique et sociale, mais aussi de désarroi moral profond. "Nous ne savions plus où aller" me dit-elle. Je me suis rendu compte de l'ampleur du choc en voyant à la télévision des messages publicitaires de réconfort pour les Péruviens, leur enjoignant de garder espoir, de croire en l'avenir. Et cet espoir justement, revient quand Ruth évoque Toledo, le nouvel enfant chéri d'un pays déçu par l'ensemble de sa classe politique, indigne de son peuple. Beaucoup d'espoirs reposent en effet sur le tout récent Président du Pérou, mais la tâche à accomplir est immense, et les thèmes clés seront sans doute la lutte contre la corruption à tous les niveaux de l'Etat, le retour à la croissance économique, et un combat frontal contre la pauvreté, rurale mais aussi urbaine.

En guise d'entrée, nous goûtons le délicieux ceviche, du poisson crû finement coupé, mariné dans du citron avec des piments et des oignons, servi froid, accompagné de pommes de terre, d'un peu de salade et de grains de maïs grillés. Un plat léger mais consistant et complet, idéal pour un repas d'été, même si ici, c'est l'hiver. L'hiver qui à Lima n'a rien à voir avec celui de la sierra andine puisque la température moyenne en journée est supérieure à quinze degrés, rien de bien méchant. Mais le ceviche, même si je m'en serais bien contenté comme d'un plat principal dans des proportions quelque peu plus copieuses, ne constitue qu'une entrée. Et comme toutes les grand-mères du monde, comme les miennes en tout cas, la abuelita aime que sa petite famille soit bien nourrie et qu'elle ne manque de rien. Donc, après le ceviche, vient une soupe, sorte de bouillon très riche avec différentes sortes de viandes et divers légumes. Et en point d'orgue, un boeuf mitonné avec du riz et des haricots rouges. Très bon, mais un peu trop pour moi en quantité, surtout après ma période de "convalescence stomacale", consécutive à ce maudit gâteau d'Uyuni.

Le repas se déroule en toute simplicité et en toute amitié, entre plaisanteries et conversations plus sérieuses. La abuelita nous fait tous bien rire, elle entend mal, et donc parle plutôt assez fort, avec une voie de faucon crécelle éraillé. Je leur demande si elle a beaucoup fumé durant sa vie, mais ils me répondent en riant qu'elle a une grippe qui lui encombre la gorge et que ce n'est pas là sa voix normale. Je me sens bien avec eux, l'atmosphère est sympathique et chaleureuse. Nous ne sommes pas aussi nombreux que prévu, certains travaillant même le dimanche, mais c'est aussi bien ainsi car cela me permet de converser avec tout le monde.

La abuelita vit dans un quartier proche du centre-ville, Las Mercedes, avec Watner, son fils, célibataire endurci qui dirige une petite entreprise de tissus. Isabel et moi sortons pour nous promener un petit peu dans le quartier. Il y a beaucoup de jeunes, petits et grands, qui courent dans tous les sens et jouent au ballon. Je me plais à voir ces regards interloqués, amusés, voire désapprobateurs, qui me dévisagent aux côtés d'Isabel, une Péruvienne. Comble du bonheur, un touriste est tout de suite considéré sous un angle différent s'il s'affiche avec quelqu'un "du coin".

Isabel me dit que le quartier Las Mercedes s'est dégradé comme tant d'autres ces dernières années et qu'il "craint" un peu. Cela rejoint ce que Mati m'avait dit, à propos de ce phénomène de "déclassement social" et de paupérisation des quartiers de Lima. Nous rentrons ensuite et regardons pendant quelque temps Toledo et ses hôtes au Machu Picchu, où de nombreux hommes politiques étrangers sont présents. Nous nous étonnons de le voir marcher comme un vieillard avec une canne, en si petite forme, résultat sans doute de la campagne électorale éprouvante qu'il a menée dans les quatre coins du pays.

L'après-midi déjà bien entamée, nous décidons de sortir pour faire un tour dans Lima en voiture. Raul conduit la voiture de Watner, avec à sa droite la abuelita, sa mère et à l'arrière, Isabel, Ruth et moi. Sans oublier Bertha dans le coffre. Nous traversons Lima du nord au sud en empruntant une autopista. Sur les ponts au-dessus de la route on aperçoit fréquemment l'inscription "El Perú renace, su gente lo hace" que l'on pourrait traduire librement par "Le Pérou renaît grâce à l'effort de son peuple". Cette promenade au milieu de Lima nous laisse prendre la mesure de toute l'étendue de la pauvreté urbaine dans la capitale où les barriadas s'entassent sur les collines. Même les quartiers que l'on ne dénomme pas "bidonvilles" sont pauvres et mal entretenus, et l'ensemble de la ville, du moins ce que j'en ai vu pour l'instant, semble en décrépitude, "en crise".

Mais ces fameux quartiers que l'on dénomme à tort en France comme étant des "bidonvilles" -dénomination plutôt injurieuse- ont aussi leur charme. Les couleurs des maisons alternent le jaune, le rouge, le vert et le bleu dans des teintes claires et douces. Certains, très éloignés du centre de Lima sont des petits mondes à eux tous seuls et leurs habitants y vivent à temps plein, une partie d'entre eux n'ayant même jamais mis les pieds dans le centre de Lima. Avec le temps ils acquièrent des "institutions", des écoles, des centres de soin, des locaux communautaires, des installations sportives. Les maisons en structure légère des premiers temps sont remplacées par des constructions plus solides faites de briques ou de parpaings. Certains de ces dits "bidonvilles" avec le temps finissent même par abriter des maisons à deux étages, signe extérieur d'une aisance relative. Mais bien évidemment la vie n'est pas rose dans ces petites villes, les pobladores vivent dans la précarité et leur survie est un combat de tous les jours.

Néanmoins, ils survivent, voire même vivent pour une partie d'entre eux dans la dignité, avec des activités qui même si elles relèvent du commerce informel sont parfaitement licites et honnêtes. Ils ne méritent pas qu'on les dénomme comme "ceux qui vivent dans les bidonvilles".

Lima reste à mon avis une exception au Pérou pour la pauvreté urbaine dans le sens où celle-ci est proportionnellement bien plus étendue que dans la majorité des autres centres urbains péruviens. Ceci s'explique assez simplement, c'est Lima qui est le premier récepteur des flux migratoires de l'exode rural, conséquence directe du sous-développement des campagnes et du manque crucial d'initiatives et de présence étatiques dans celles-ci.

Le paysages urbain semble toujours le même, à la fois mélancolique et désolé, rempli de rues sales aux maisons défraîchies, d'"ambulantes", les vendeurs ambulants, de gamins jouant au ballon, de chiens errants fouinant dans les déchets, de mamas étendant leur linge (mais comment font-elles pour le sécher ?). Pauvreté ou pas, insécurité ou pas, insalubrité ou non, la vie continue son cours comme partout ailleurs, et c'est beau. Je ne suis que spectateur d'une pièce de théâtre, à l'abri dans la voiture. Les acteurs, ce sont ceux qui nous regardent passer avec des grands yeux, ou qui nous ignorent tout en vaquant à leurs occupations quotidiennes. Qui est le metteur en scène de cette super-production saisissante de réalité ? Y en a-t-il un ? Dieu ? non, il a trop à faire. Le Gouvernement ? il y est pour quelque-chose. Les causes sont multiples, elles se recoupent et s'entrecoupent, on retrouve les mêmes ici et là, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, en Europe de l'Est, partout où la pauvreté et la misère ont trouvé des endroits pour faire leur nid. Mais les acteurs de ce film tragique et bouleversant se débrouillent plutôt bien, malgré l'incompétence du scénariste, du metteur en scène et de la personne chargée des décors.

Retour à une prose plus classique et fin des métaphores douteuses ! Nous nous arrêtons à une foire où les exposants sont des petits artisans indépendants qui présentent leur matériel, pour la plupart du mobilier d'intérieur. Une sorte de magasin d'usine bon marché où les Limeños peuvent se procurer meubles et autres accessoires pour la maison, à petit prix. Nous faisons également halte à une "feria" qui abrite des stands d'artisanat et de gastronomie en provenance de toutes les régions du Pérou, la côte nord et sud, l'Amazonie et toute la sierra andine. L'ambiance est sympathique, vivante et chaude, spécialement grâce aux danses traditionnelles accompagnées de musique que l'on peut admirer sur une estrade, en s'asseyant autour d'une table. Je porte attention à chaque "mira, mira !" (regarde, regarde) que me lance Isabel, émerveillée comme une gamine devant certains accessoires bizarroïdes. Nous plaisantons et nous taquinons l'un l'autre, à la manière de deux collégiens.

La famille me dépose à mon hôtel vers dix-neuf heures et Isabel et moi nous donnons rendez-vous plus tard pour aller en discothèque. Nous prenons alors un taxi pour nous rendre dans le quartier de La Marina, proche du front de mer. Celui-ci a tous les airs d'un parc de détente et de loisirs géant, où s'alternent centres commerciaux à l'américaine, casinos et autres boîtes de nuit. Il est toujours impressionnant de voir de nuit toutes ces lumières colorées, ces néons artificiels, ces grands édifices de verre. Mais même au milieu de ce décor qui brille par sa superficialité et sa richesse, la pauvreté s'est incrustée, aucune limite ne lui étant imposée. Dans un petit parc, des "gamines", des gamins, des "enfants des rues", qui pensent trouver dans cette oasis d'"american dream" au coeur de Lima, ce qui fait tant défaut dans leur vie, la joie, la chaleur, l'émerveillement que peut provoquer cette ambiance et ce décor surréalistes aux petits airs de Las Vegas.

Le phénomène des enfants des rues n'est pas la propriété exclusive de l'Amérique latine, puisque un peu partout dans le monde on trouve plus de cent millions d'enfants vivant dans la rue, ayant fait de celle-ci leur petit monde avec ses règles et ses valeurs propres. Mais c'est pourtant le continent latin qui concentre la plus grande proportion d'enfants des rues, quarante millions au total. Contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce ne sont pas les pays les plus pauvres qui abritent le plus de "gamines", mais les pays les plus inégalitaires. Ainsi certains pays d'Afrique noire, très pauvres n'ont que peu d'enfants des rues en comparaison de certains pays d'Amérique latine où se côtoient tous les jours la plus extrême des misères avec la plus grande des richesses.

Nous arrivons ensuite dans une rue où s'enfilent des discothèques les unes à côté des autres, il n'y a que l'embarras du choix. L'entrée est gratuite dans chacune d'elles, seules les consommations sont payantes.

L'essentiel de la soirée sera passé à danser, entre autres choses. Le décor intérieur est relativement classique -pour une discothèque- et s'apparente à ce que l'on trouve en France. La musique n'a, elle non plus, rien de vraiment très original, si ce n'est peut-être que le disc jockey diffuse plus de rythmes latinos que chez nous, de la salsa notamment. C'était la première fois que je dansais de la salsa, mon baptême du feu, mais je ne me suis pas trop mal débrouillé pour un gringo !

A côté d'Isabel et moi, deux jeunes gens nous "empruntent" un peu de notre pichet de bière. Pendant qu'Isabel s'éclipse, j'en profite pour engager la conversation avec eux. Deux Limeños de dix-neuf ans, comme moi, l'air de deux jeunes loups solitaires qui bavent devant leurs proies qui dansent sur la piste. Mais ces loups-là attendent comme des benêts le nez dans leur verre, que quelque-chose se passe, que quelqu'une vienne les chercher et les invite à danser, comme si cette personne était instantanément tombée sous leur charme. Entre fierté et désespoir, entre orgueil et tristesse, ils attendent l'improbable... Tordant de rire ! J'ai l'impression de me voir autrefois -un passé si proche !-. Mes deux nouveaux amis me congratulent et me serrent la main, comme si j'avais réussi un exploit sportif, gagné un trophée. C'est la gente masculine, une vraie fratrie, un soutien universel.

Lundi 30/07 : Adieu et Adieux...

Autant hier fut la découverte d'un Lima pauvre, sale et peu attrayant, par l'intermédiaire d'une balade en voiture, aujourd'hui fut la rencontre avec un Lima bien plus beau, plaisant et agréable à l'oeil, mais en marchant cette fois-ci. Après avoir attendu Isabel pendant une heure (comment peut-on arriver à dix heures quand on se lève à dix heures et quart ?), nous prenons un taxi en direction du quartier de Miraflores, près de l'Océan pacifique. Un petit air de Californie, des petits buildings et des centres commerciaux aux enseignes américaines, Hard Rock Café et compagnie. D'après ce que dit mon guide, le quartier de Miraflores "attire les touristes fortunés, qui apprécient ses excellents hôtels, ses restaurants et ses boutiques." C'est également "aux terrasses de ses cafés que l'on s'installe pour voir et être vu." Mais bien peu de monde aujourd'hui, en ce jour férié qui suit la fête nationale (celle-ci s'étale sur deux jours, le vingt-huit et le vingt-neuf juillet), ce qui donne au quartier une atmosphère triste et déserte, renforcée par le temps gris de Lima.

J'aurais eu la chance de découvrir pendant mon court séjour à Lima, deux mondes différents et diamétralement opposés, mais pourtant si proches. Miraflores ressemble plus à l'idée que l'on se fait de l'American way of life, plusieurs milliers de kilomètres au nord, bien plus qu'à la réalité de la barriada que l'on trouve à peine une dizaine de kilomètres à côté. Lima, c'est deux villes que tout sépare, et dont l'une est si grande, si étendue que l'on finit par l'associer comme le véritable Lima. On peut passer sa vie sans passer d'un monde à l'autre, certains en effet vivent et travaillent à Miraflores, à San Isidro ou à Barranco. Ils n'ont pas besoin de traverser en bus ou en voiture les quartiers "populaires", pas besoin non plus d'aller courir les rues du centre-ville.

Nous reprenons un taxi, une coccinelle, pour cette fois-ci nous rendre dans le coeur historique de la ville de Lima. Celui-ci s'organise comme partout au Pérou, autour de la Plaza de Armas, grand espace qui abrite des bâtiments officiels tel que le "Palacio del Gobierno", l'équivalent du Palais de l'Elysée, ou encore l'"Ayuntamiento", la mairie de Lima. La place et les rues alentours sont propres et bien entretenues. La municipalité a réussi à mettre en valeur les bâtisses coloniales avec leurs portails démesurés et leurs balcons finement ouvragés. Mais cela n'a pas toujours été ainsi, loin de là. Durant les années quatre-vingt, jusqu'au milieu de la décennie quatre-vingt-dix, le centre de Lima était véritablement insalubre, sale et dans un état de dégradation avancé. Les milliers d'"ambulantes" et la très forte pollution due aux gaz d'échappements d'un parc automobile dépassé, rendaient impossible la promenade à pied dans le centre. Les bâtiments coloniaux n'arboraient pas les couleurs d'aujourd'hui, ils étaient ternes et décomposés, sans aucune mise en valeur.

Le classement du centre-ville de Lima au Patrimoine mondial de l'UNESCO en 1991, justifié par sa richesse architecturale, a contribué a changer cet état de fait et à inverser le cours des choses. Le prestige qui résulte de ce classement a permis de sensibiliser et de mobiliser plus massivement l'opinion publique ainsi que les autorités municipales en faveur de la sauvegarde de son centre historique et d'un vaste plan de restructuration pour lui redonner ses couleurs d'antan, lorsque Lima était encore considérée comme une "ville-jardin".

La restauration des principaux espaces publics a véritablement été amorcée en 1997 avec l'arrivée à la municipalité d'un nouveau maire, Alberto Andrade Carmona, fermement déterminé à changer les choses. Le plan de sauvetage a évidemment d'abord débuté par la rénovation de la Plaza Mayor, puis ensuite tout autour, les églises, les monuments et la prestigieuse université publique San Marcos, fondée en 1551. Peu à peu, les habitants de Lima ont pu se réapproprier l'espace urbain du centre-ville, pour la promenade, les flâneries. Cela n'est pas étranger à l'interdiction du commerce ambulant par le gouvernment dans les principales villes du pays, au milieu des années quatre-vingt-dix. On comptait au début de la dernière décennie près de cent mille "ambulantes" à Lima. A l'heure actuelle, seule une poignée d'entre eux peut encore exercer ce métier, ceux qui sont accrédités par l'Etat et disposent d'une licence en règle. Si cette mesure -mise en place souvent avec l'aide de la force- a permis d'améliorer la viabilité du centre-ville de Lima, on imagine mal les conséquences sociales désastreuses que la suppression du commerce ambulant informel a eu sur des dizaines de milliers de familles, déjà pauvres.

Mais malgré les réels succès de ce plan de restructuration, de renaissance du centre-ville de Lima, ce quartier reste une zone d'insalubrité, dans la mesure où il est habité par des populations pauvres à bas revenus, où la mortalité infantile est élevée, et les conditions de vie sont très précaires. Les entreprises ont depuis longtemps délaissé ce secteur pour aller s'installer ailleurs, dans des quartiers riches, comme Miraflores. Si la présence policière s'est récemment renforcée dans le centre, notamment pour la sécurité du voyageur étranger, l'endroit n'est pas très sûr la nuit, comme en témoigne l'entrée de mon hôtel, protégée par une grille et un garde armé. Mais en journée, les risques sont limités et le plus à craindre reste encore le vol à la tire ou le pick-pocketing.

Sur la Plaza de Armas, Isabel et moi montons dans un autocar qui propose des visites guidées du Cerro San Cristóbal, une montagnette haute de quatre cents mètres surplombant le centre-ville, et qui permet d'admirer une belle vue de Lima. Les rues conduisant au sommet traversent le pueblo joven de San Cristóbal. Celles-ci sont très raides et très étroites, le croisement avec un autre bus est difficile. Arrivés tout en haut, nous contemplons une Lima grise et moribonde, noyée dans le brouillard ambiant, la garúa. Quel dommage que ce fichu temps vienne gâcher le spectacle ! Mais la vue d'ensemble reste tout de même impressionnante et vaut la peine. J'aurais aimé y venir la nuit pour contempler l'immensité de la capitale péruvienne, baignée de centaines de milliers de lumières. Mais il faut déjà penser au retour, j'ai rendez-vous à quinze heures trente devant l'hôtel Kamana, avec Thomas le chauffeur de taxi. Nous avons encore le temps de voir la Plaza San Martín, l'autre point névralgique du coeur de Lima, que l'on peut rejoindre à partir de la Plaza Mayor en empruntant la Jirón de la Unión, rue piétonne commerçante. Au milieu de cette grande esplanade est érigée la statue du Général San Martín sur son cheval, libérateur du Pérou, qui accéda à l'indépendance en 1821. Celle-ci fut construite un siècle plus tard en son honneur.

Nous retournons ensuite à pied à l'hôtel Kamana, je laisse Isabel qui souhaite m'attendre avec sa famille à l'aéroport pour les derniers adieux. Je remballe mon grand sac à dos, sans oublier d'y mettre à l'intérieur mon pantalon et mon pull toujours mouillés, après deux jours de vie au grand air liménien. Comme promis, Thomas est présent à notre rendez-vous, j'embarque à bord de sa Japonaise en direction de l'aéroport international de Lima.

Je rencontre par hasard dans le hall de l'aéroport la abuelita. Nous nous attablons à un bar et discutons de choses et d'autres. Peu après, le reste de la famille arrive, une partie tout du moins, Isabel, sa mère et sa soeur. Il faut bien partir et nous nous disons adieu, tout en leur promettant que j'ai bien l'intention de revenir au Pérou pour les voir et continuer ma découverte du pays. Je retrouve ensuite mon groupe, mes amis qui viennent d'arriver aujourd'hui de La Paz. Ils ont à peine eu le temps de faire au pas de course le Museo de Oro de Lima, le renommé Musée de l'Or. Si ils confessent bien que l'organisation générale du musée est quelque peu anarchique -l'étiquetage laisse à désirer notamment- et qu'il faudrait au moins trois fois plus de place pour exposer toutes les pièces, ils m'avouent qu'ils ont été très impressionnés et éblouis par tant de richesses et d'or. Le Museo del Oro est traditionnellement qualifié, à raison, de passage obligé pour le voyageur qui se rend à Lima, mais je n'aurais même pas eu le temps de le voir. Peu importe, je préfère me balader dans la ville, découvrir ses gens, ses rues et ses places. Mais je rattraperai cette "erreur".

Nous échangeons ensemble notre histoire séparée sur les trois derniers jours, leur découverte de La Paz et ses environs, et mon apprentissage de Lima au contact d'Isabel et sa famille. L'avion décolle vers vingt-heures, nous allons faire le vol de nuit. Ce trajet retour m'a semblé infiniment plus court que le précédent car j'ai réussi à dormir près de cinq heures d'affilée. Une chose notable, la vision dégagée de Bogotá. Il fait nuit noire, la métropole colombienne brille comme un diamant, elle est énorme, tentaculaire et ne semble avoir de fin. Jamais je n'aurai été aussi près de cette ville sans pouvoir la toucher. Mais peut-être l'an prochain aurai-je la chance d'y passer quelques mois d'études. Je quitte ce continent quelque peu mélancolique. De n'avoir pas pu satisfaire plus ma soif de sa découverte, de n'avoir pas eu le temps de mieux connaître Isabel.

Un petit bilan de ces deux derniers jours. J'ai eu la chance de découvrir une ville qui m'était totalement étrangère, avec des personnes qui la connaissent bien, qui y vivent chaque jour, y mangent, y dorment, et y travaillent. C'est évidemment la meilleure solution pour découvir un pays inconnu. J'ai éprouvé ce bonheur de trouver à Lima des amis qui m'ont guidé à travers leur ville, une cité immense qu'il n'est pas facile d'apprivoiser et d'aimer sans un peu d'aide, à la différence d'autres villes qui vous laissent de suite sous leur charme, comme Cuzco ou Sucre. Je n'ai certes pas eu le temps suffisant pour l'apprivoiser et m'y aguerrir, mais je crois que j'ai réussi à l'aimer quelque peu, à éprouver de la sympathie pour elle. Seul, sans cette famille qui m'a montré Lima et ces deux visages, je ne pense pas que mon séjour dans cette ville serait resté dans ma mémoire comme l'un des points forts de mon voyage. Un petit clin d'oeil au passage à Mati pour m'avoir donné l'adresse de sa famille à Lima et mis en contact avec Isabel au préalable.